12 avril 1915

60e lettre  (Lundi )

 

Ma bien chère Emma,

Je n’ai pas reçu de tes nouvelles ni hier ni aujourd’hui, il me semble qu’il y a bien longtemps. Je suis bien exigeant n’est-ce pas? Mais ne te fatigue pas pour m’écrire plus souvent que tu ne désires.

J’aurais grand plaisir de te raconter ce que je fais et où je suis, mais cela ne se peut pas. Je me soumets volontiers à cette exigence de l’autorité militaire, car je comprends que cela est nécessaire. On bavarde toujours trop sur les mouvements des troupes. Il y a tellement d’espions.

Je pense que tu as reçu, ou plutôt que tu continues à recevoir régulièrement mes lettres. Je t’écris chaque jour. Je suis si heureux de causer quelques minutes avec toi. Je viens de contempler ta photo. Plus je la regarde, plus je trouve que tu es fatiguée et triste.

Pauvre petite Emma, toi qui m’aimes tant, combien cela doit être triste pour toi aussi de ne plus m’avoir auprès de toi. Un jour peut-­être nous aurons de nouveau ce bonheur, s’il plait à Dieu. Oui, le Seigneur est fidèle, il exauce ceux qui l’invoquent avec foi.

Oh! qu’il est doux de se confier en Lui. Cela console et fortifie. Que de fois je me serais découragé s’Il ne m’avait pas soutenu. N’en est-il pas de même pour toi? Je lui demande bien souvent de te garder et de te bénir selon tes besoins. Je ne doute pas qu’Il m’exauce.

Ah! cette guerre est bien triste. Mais c’est peut-être pour réveiller notre insouciance qu’Il envoie ces épreuves. Que tous les Chrétiens puissent en tirer profit pour leur bonheur éternel.

On voit ce qu’a produit le monde sous la dénomination de  » Progrès « . Il a tout mis en service pour s’entretuer, pour assouvir ses passions. La guerre est bien un résultat de l’incrédulité.

Le mal domine le bien. Alors que des serviteurs de Dieu, prêchent l’amour, la paix et la grâce qu’Il a accordé à tout pêcheur repentant, d’autres ont fait germer aux coeurs la haine, l’égoïsme et la barbarie. On méprise le Saint nom de Dieu, on ne s’inquiète pas de Lui, et cependant ce n’est que par sa volonté que toutes choses arrivent.

Ces épreuves font réfléchir pas mal d’indifférents, mais beaucoup hésitent d’abandonner leur ancienne vie, « de naître de nouveau » comme le Seigneur le disait.

Je crois que tout cela profitera à beaucoup. Que nombreux sont ceux qui reviennent dans le droit chemin.

Chère amie, je suis en bonne santé.

Cette nuit j’ai eu un peu froid aux pieds. Nous sommes dans une tranchée où il y avait de l’eau et le temps n’est pas très chaud. En somme c’est une mauvaise nuit que j’ai passée.

Dans le jour le soleil s’est montré un peu. Il est à présent 2h.30, le temps se couvre, va-t-il neiger ou pleuvoir ?

En tout cas nous ne sommes pas pour longtemps en 1ère ligne où l’on ne peut pas faire du feu. Bientôt peut-être nous irons bien en arrière nous reposer et mettre un peu d’ordre à nos effets. Ce n’est pas sans besoin, car je te dirais à ma honte, que je n’ai pas changé de chemise depuis bien longtemps (le 19 Mars).

Tu peux croire que nos effets sont pas non plus bien propres. Tu dois dire que je suis bien paresseux et que tu ne me reconnaîtrais pas. Certes ce n’est pas l’envie qui me manque mais c’est impossible de faire autrement.

Je te laisse et termine en t’embrassant quand même bien fort.

Bien des mimis à Georges et embrasse tes parents pour moi.

Ton Reymond.

11 avril 1915

59 e lettre

Ma bien chère Emma,

Aujourd’hui je n’ai rien reçu de ta part, mais je m’y attendais. Hier j’avais oublié de te remercier de tes fleurs. Elles étaient bien foncées, hélas, mais j’ai pu reconnaître ce que c’était. Je ne sais pas le nom, mais je crois qu’elles étaient plantées sur la mur du jardinet.

Aujourd’hui c’est Dimanche, jour qui devrait être consacré au Seigneur, mais hélas! dans l’armée on y fait pas attention, on nous fait travailler comme si (de rien) n’était.

Je vais aller bientôt en 1ère ligne pour 2 jours. Mais je ne me décourage pas. Il se peut que je ne t’écrive pas de ces deux jours, tu aurais de cette façon un petit intervalle où tu ne recevrais rien. Il y a des familles qui ne reçoivent rien depuis 15 jours. Je me demande pourquoi. Tu vois que tu peux être contente d’en recevoir de moi de temps à autre. J’ai reçu aujourd’hui une lettre de Francillon. Ils sont en bonne santé.

Je souhaite que ma lettre vous trouve tous en bonne santé.

Grâce à Dieu je me porte bien, mon rhume a passé et je ne tousse plus du tout. Ton bras est-il guéri? Dis-le moi. Adieu chérie.

Excuse-moi si je t’écris pas longuement.

Je t’envoie bien des caresses en t’embrassant bien bien fort.

Ton mari Reymond.

 

J’ai reçu ton colis et ta lettre. Je te le disais sur la lettre de hier.

10 avril 1915

58e lettre

 

Ma chère Emma,

Je viens de recevoir ton colis qui renfermait une saucisse, du chocolat et puis une boite qui je le croyais renfermerait des confitures de figues. Cela s’est trouvé de la gelée de groseilles. C’est excellent. Cela ne pouvait venir mieux à point. Je n’avais plus qu’une tablette de chocolat. J’en mange parfois deux ou 3 barres par repas. Parfois point du tout, suivant ce que l’on a. La nourriture est en général suffisante. Toujours même, ce n’est que lorsqu’il y a accident qu’il y en a moins. Mais lorsque la graisse est froide ce n’est pas bon. Je te remercie donc de ton colis.

En même temps j’ai reçu ta lettre du Lundi 5 avril. Elle n’est pas numérotée mais ce serait la 60e. Te dire combien je suis été heureux de voir vos photos, c’est impossible, il m’a semblé que j’étais auprès de toi, c’est un grand bonheur pour moi. J’y ai déposé bien des mimis longtemps.

Chère Emma comme tu as maigri, tu as l’air bien triste et abattue. Sûrement que tu ne me dis pas la vérité sur ta santé. Oh! dis-moi la vérité. Quant à notre petit Georges il a l’air bien portant, bien éveillé, et il a mis toute son attention pour regarder. Il a un joli costume comme forme (je veux dire coupe) Je reconnais le morceau de cet habit, tu m’avais envoyé l’échantillon. Combien as-tu fait faire de photos ? Toutes sont-elles ainsi? Je ne veux pas dire que cela ne soit pas suffisant, mais elle n’est pas grande. C’est vrai que c’est très bon marché. Enfin, j’ai le grand, bien grand bonheur de te contempler. Il me semble que tu es plus près de moi. Je vais vous contempler bien souvent. Je commence à n’avoir pas beaucoup de papier, car il y a longtemps que je n’ai pas vu ma cantine où est ma réserve. Tu pourrais mettre une feuille dans une réponse. Il est vrai qu’avant qu’elle me parvienne j’aurai sûrement vu ma cantine, car je ne crois pas que l’on puisse nous laisser dans cette contrée bien plus longtemps. Les hommes ne pourraient pas le supporter. On nous relèvera, probablement et nous irons nous reposer plus en arrière. On a toujours opéré ainsi. Ne languis pas à mon sujet. Je te le répète chaque lettre, mais je sais que tu dois bien languir et être inquiète parfois. Oui, nous avons besoin que Dieu nous encourage et nous aide à supporter avec patience ces épreuves. Que notre confiance ne défaille pas.

Que te dirai-je à présent, je ne le sais. Il ne s’est rien passé d’extraordinaire dans ma vie.

Il est 10 h. du matin, une partie de la nuit il a neigé à gros flocons, la matinée aussi, mais maintenant cela tombe moins fort.

Tous ces jours-ci je t’ai écrit tous les jours. Tant que je pourrai, je ferai ainsi.

Tu donneras le bonjour à tous les amis notamment à M. Delarbre.

Embrasse tes parents et notre petit Georges. Je te laisse pour aujourd’hui car il faut que j’aille creuser un fossé pour faire communiquer avec les tranchées de 1er ligne. Il est sous bois et on peut y travailler le jour. Je vais remplacer avec ma section une autre section qui travaillait le matin malgré le temps.

 

Je te couvre de baisers et t’en envoie une pleine lettre.

Ton mari Reymond.

9 avril 1915

57e lettre

 

Ma bien aimée,

J’ai reçu ce matin ta 58e, une carte lettre, et la 59e lettre. Je suis bien heureux que tu aies reçu enfin une carte de ma part. Oui, chérie, je comprends comme tu devais languir, toi qui m’aimes tant, je le sais, moi aussi tu ne peux comprendre comme je t’aime, je voudrais tant te savoir heureuse aussi je t’écris aussi souvent que je peux. Mais je comprends que tu dois bien réfléchir à mon sujet. Je te prie d’avoir confiance au Seigneur, de t’attendre entièrement à Lui. Il peut me garder au milieu du danger. Tu le vois, je ne me chagrine pas autant que toi. Jusqu’à présent j’ai pu tout supporter grâce à Dieu. Tu me dis que tu trouves Lydie plus heureuse que toi. Moi je ne dis pas la même chose, je ne tiens pas à être blessé, car ici ce n’est pas facile d’être évacué. Je vois que tu te donnes bien de la peine pour les photos. Je vais les recevoir un de ces jours, car tu vas la faire partir de Valence. Je suis heureux d’apprendre que tu vas avoir de nouveau Maurice, il t’aidera un peu. Les journées sont bien chères, mais il te faut faire ton possible pour garder Viaugeas et l’oncle. Ils te seront bien utiles. Je pensais t’envoyer un mandat, mais on ne m’a pas encore payé mon prêt. Cela va me faire une bonne somme. Si je venais à manquer tu pourrais le réclamer lorsque tu recevrais mon décès.

On te dirait si on me l’a payé ou non. Je ne suis pas en 1er ligne aujourd’hui. On peut faire du feu, mais la cheminée de notre hutte ne fonctionne pas, il n’y en a point. Il neige toujours.

 

Je termine en t’embrassant bien tendrement.

Reçois bien des caresses

de ton Reymond

8 avril 1915

56e lettre

Ma chère Emma,

Hier 7 avril je t’ai envoyé une courte carte lettre. J’ai oublié de la numéroter. Elle aurait porté le no 55.

Il y a deux jours que je n’ai pas reçu de tes nouvelles. Je ne languis pas trop, car je sais que tu ne peux pas m’écrire tous les jours, pour porter la lettre cela te ferait trop courir. D’ailleurs il m’arrive assez souvent de recevoir deux lettres à la fois.

Tu me disais dans ta dernière lettre que tu étais fière de notre Georges. Peut-être que tu vas croire qu’il est tout à toi!! Oh! je serais fâché, si lorsque je rentrerai tu me disais cela! Mais je sais d’avance que tu ne me le diras pas. Tu es si gentille.

Comme il doit babiller, il doit être sûrement étourdi. Apprend-t-il au moins à être poli avec les étrangers?

Il ne doit pas rester souvent dedans la maison, il doit toujours trotter dehors. Sa brouette est-elle encore bonne, il doit en avoir plaisir.

Chère Emma, il y a longtemps que tu ne m’as pas parlé si tu avais encore beaucoup de pommes de terre. Ne se sont-elles pas trop pourries? Dans la cave de Jacques est-ce que l’eau n’y sort pas? Je sais qu’elle pourrait rentrer par la porte, mais je veux dire si celle qui vient du fond, s’en va.

Est-ce que la Faïne est guérie ? Tiens-tu les portes extérieures de l’étable fermées par derrière? Pour le bois penses-tu en avoir pour tout l’été. Tu ne m’as pas dit ce qu’était ta Miraille.

A présent les prés doivent reverdir et bientôt les arbres vont pousser. La campagne va redevenir jolie. Mon frère me disait que les prés et les blés étaient beaux. A la terre des vignes y a-t-on fait du froment partout? Et y a-t-on pu semer du trèfle ? Les choux que j’y avais plantés avaient-ils produit ou y sont-ils encore ? Ceux en dessus du jardin poussent-ils à présent? Combien en a-t-on pu planter dans l’hiver?

Que de choses je te demande, je dois bien t’ennuyer.

Hélas ma chérie, que je voudrais être près de toi. Nous pourrons être un jour réunis à nouveau si le Seigneur le trouve bon.

S’Il nous accorde cette grâce, combien ce sera une grande bénédiction ajoutée à tant d’autres qu’Il nous a accordées. En effet le Seigneur m’a accordé de bien grands privilèges. Il me donne la santé pour supporter ces fatigues de toutes sortes. Je reçois souvent de tes nouvelles et que de choses encore.

Depuis quelques jours nous sommes toujours au même endroit. Hier nous avons passé une mauvaise journée, il n’a fait que pleuvoir. Mes hommes sont tout trempés. Aujourd’hui on dirait que cela va se tourner en neige. La pluie avait fondu l’ancienne neige, il n’y en avait que sur les hauteurs et ici où le vent en avait charrié. La température n’est pas trop froide. Je ne sais pas si je t’avais dit que j’étais en face un village. J’entends les cloches et les horloges. Avec mes jumelles je vois l’heure à l’horloge qui est au clocher. Je peux ainsi contrôler l’heure de ma montre.

Le service n’est pas facile la nuit. Dans ces pins c’est noir, il faut se diriger à tâtons. Aussi ceux qui vont chercher les aliments, ont une peine infinie à se retrouver. La soupe arrive froide.

Bien peu en mangent, et la plupart du temps ils la renversent en route en trébuchant. On languit d’être relevé. Cependant ici je n’ai pas souffert du froid.

Chère Emma, ton bras te gène-t-il toujours? Est-ce qu’il donne encore. Ne me cache pas l’état de ta santé.

Je n’ai rien d’intéressant à te raconter. Je t’écrirai toujours aussi souvent que je pourrai, mais ne te désole pas quand même  tu restes deux ou 3 jours de recevoir une lettre.

 

Embrasse tes parents et Georges.

Beaucoup de douces caresses de ton

Reymond.

 

Je te renvoie ta 52e lettre que j’avais gardée et je mets aussi ta 56e. Puisse tout te parvenir.

7 avril 1915

55e lettre

 

Ma bien chère Emma

 

J’ai reçu ta 58e lettre. Elle m’annonce hélas la cruelle épreuve où est plongé Isaac. Combien ce doit être dur pour lui. Que le Seigneur lui donne de supporter cette cruelle épreuve.

Je suis content que tu mènes Georges où tu vas, il doit être bien content. Je languis beaucoup de voir vos photos.

Oui chérie, je souhaite bien fort qu’il commence de bonne heure à aimer le Seigneur.

Que te dirai-je, hier je t’ai fait une longue lettre, et ce matin j’ai écrit à mon frère et ma soeur Emma, deux longues lettres. Je te délaisse un peu, mais ne crois pas que je t’aime pas, seulement à force d’écrire on se fatigue. S’il plait à Dieu demain je t’écrirai un peu plus long. Ne sois pas fâchée pour cela aujourd’hui. Je suis toujours en assez bonne santé, mon rhume est presque passé. Je te souhaite bonne santé et t’embrasse bien fort.

 

Je t’envoie bien des mimis.

Ton mari qui t’aime beaucoup beaucoup, Reymond.

6 avril 1915

54e lettre

Ma bien aimée

Je viens de recevoir ta 57e lettre datée du 29 mars. J’en suis bien content, car je vois que tu es moins découragée. On le connaît bien à la composition. Comme tu as bien fait de t’être fait photographier tous les deux avec Georges. Il va avoir 3 ans demain. Il y a plus de huit mois que je ne l’ai pas vu. J’aurai peut-être ainsi la joie de vous revoir tous les deux en photos. Mais il faudra encore quelques jours avant que je reçoive ces photos. Ce sera sans doute des cartes postales car pour ce prix on ne peut pas avoir quelque chose de très beau.  Mais ce sera très agréable pour moi d’avoir au moins cela. Comme tu me dis ce serait bien beau si nous nous étions fait photographier avant la guerre. Si nous avons le bonheur d’être encore réunis ici-bas, nous le ferons, n’est ce pas?

Dans l’espace de ces huit mois, j’ai vu bien de tristes choses. Dernièrement en venant dans la région où je suis depuis plus de quinze jours, j’ai vu un tableau des effets de la guerre, qui m’a bien frappé et pour mieux dire, serré le coeur.

J’avais hésité à te le raconter, non à cause de la censure, car je ne nomme pas l’endroit mais pour ne pas t’émouvoir. Je ne peux aujourd’hui m’empêcher de te le raconter.

Partis à 2 heures du matin par un froid glacial sur une route remplie de neige glacée, la marche était pénible, on avait de la peine à se tenir debout, à tout instant il y en avait de nous autres qui s’allongeaient de tout leur long. Tout cela n’était rien, on s’amusait même de cela et on rivalisait d’adresse à tenir debout. De toutes ces chutes un seul a eu le bras démis.

On croise bientôt des auto-ambulances qui emmenaient des blessés des combats de la veille. Cela ne m’émeut pas outre mesure, car cela est courant. Ce qui a été le plus triste c’est lorsque j’ai vu des civils, la plupart des femmes et des vieillards poussant devant eux leurs bétails et un petit ballot sur le dos.

Les animaux trébuchaient encombrant notre marche. Puis vient des voitures attelées de chevaux, d’une paire de vaches, même parfois d’une seule comme un cheval. (Que je te dise en passant que c’est un peu l’habitude du pays). Ces voitures étaient remplies de mobilier le plus urgent et le plus précieux.

L’attelage glissait, la montée était rude. La route montait plus que celle du Pin et passait dans des terrains plus en pentes. Souvent les conducteurs étaient obligés de mettre la main aux roues et de pousser. Tout cela se passait en silence car on était proche de l’ennemi et on risquait de recevoir des obus.

Entre temps on croisait des groupes de malheureuses femmes qui portaient dans leurs bras des bébés ou les poussaient dans une voiturette ; aux cotés se cramponnaient d’autres enfants de 2 ou 3 ou 4 ans. Tout cela montait la côte dans la nuit sur la glace, la neige et par un froid vif.

Oh! Je n’oublierai jamais cet aperçu de la guerre. Parmi ces enfants il y en avait qui pleuraient, et ces pauvres mères qui retenaient à grand peine leurs sanglots pour ne pas alarmer leurs enfants. Pauvres bébés ! affronter une température semblable.

A cet instant je ne peux retenir mes larmes en pensant à tous ces malheurs. Je me demande parfois, si ce n’est pas un rêve ou une vision que j’ai eu. Cependant c’est la réalité.

Dans le lointain on entendait la fusillade ; de temps à autre l’éclair sinistre d’un coup de canon sillonnait l’horizon. L’écho des détonations se répercutait de ravin en ravin semblant dire à ces infortunés: hâtez-vous le jour va se lever et je vomirai la mort sur vous qui fuyez.

Pendant ce trajet le danger vers lequel nous allions, n’occupait pas mon esprit. Peu m’importait d’aller sur le feu, c’est notre devoir, et ce n’était pas la première fois. Cela ne m’émotionne pas. J’en ai vu tomber et expirant, des pères de famille, mais cela parait pour ainsi dire naturel ; mais ces infortunés fuyant leurs villages hospitaliers où la mort est semée à flots, c’était mille fois plus impressionnant et lugubre par cette nuit froide et noire. On aurait dit des ombres se glissant sur la blancheur de la neige. Tel autre spectacle, une vieille femme très âgée, ne voyant rien, car elle marchait en tâtonnant s’avançait seule, délaissée ; sera-t-elle arrivée au but, j’en doute.

Oh! Chérie, mes pensées se reportaient aussi vers toi, je me demandais comment tu pourrais faire si pareil malheur t’arrivait, s’il te fallait fuir de la maison. Combien est grande cette bénédiction que notre pays ne soit pas le théâtre de la guerre.

Oh! chère Emma je ne peux continuer à te décrire cela, c’est trop triste. Unissons-nous pour demander à Dieu d’avoir pitié de ces infortunés et de mettre fin à ces épreuves terribles.

 

Tu me dis que ta promenade à Valence a été bien remplie. Georges doit te poser des questions sur ce qu’il a vu. Se rappelle-t-il quelque chose ? Tu ne m’as pas dit comment vous aviez posé devant le photographe. Je te disais sur une lettre que d’ailleurs tu n’as pas reçue à temps, de mettre Georges debout. J’aurais pu en juger de sa hauteur par rapport à toi. Mais serait-il autrement, il ne t’en faut pas chagriner.

Ses tantes l’on vraiment trop gâté. Je suis sûr qu’il voudrait recommencer la promenade, ne fusse que pour aller chercher des gâteaux.

Tu as bien fait d’apporter la plante de glycine. S’il plaît à Dieu nous en ferons une tonnelle au jardinet. Ce sera bien beau. Tu as passé quelques jours où tu ne recevais pas de lettres. Il arrive que je n’aie pas le temps, mais je pense pas moins à toi, je t’aime bien, ma petite chérie. Tous ces jours-ci depuis le 1e avril je t’ai écrit tous les jours sauf le 4 avril.

Aujourd’hui je t’écris des tranchées, je suis dans un trou. Depuis un quart d’heure on canonne beaucoup, les obus passent sur ma tête se dirigeant vers les batteries ennemies. On dirait que c’est chacun à son tour. Le matin c’est celles des allemands qui nous tiraient dessus.

Je vais suspendre ma lettre pour aller faire une ronde.

 

Donne le bonjour à tous les amis que tu trouves et donne moi des nouvelles de la tante du Bâtiment.

Embrasse tes parents et notre cher petit zouzou.

 

Je t’embrasse bien fort et te couvre de douces caresses.

Ton époux chéri

Reymond.

 

P.S. Je t’envoie dans cette lettre une des tiennes.

5 avril 2015

53e lettre 5/4 15

Ma bien chère Emma,

Hier je n’ai pu t’écrire, je suis dans les tranchées de première ligne. Je suis dans une forêt de sapins et de pins. Il sont petits et on y voit pas loin. Les Allemands sont à 500 ou 600 mètres. Là où je suis, je domine deux villages. Il y en a un qui est à 800 mètres. Il est au pied de la montagne où je suis et dont les pentes sont raides. Ce qui fait qu’ils auraient de la peine à nous attaquer de front.

On entend sonner les cloches et les horloges, car notre artillerie ne tire pas sur les maisons.

C’est très étonnant, car il n’ y a pas de doute que des soldats sont cachés dedans. On se demande pourquoi on ne tire pas.

Comme danger, je suis bien, mais comme logement c’est toujours la même chose. Malgré que nous ayons des maisons en face de nous, nous sommes obligés de coucher dans des huttes faites de branches. Nos voisins sont mieux que nous. Ils ne voudraient pas partager leur toit. Il est vrai que nous ne le leur avons pas demandé.

Depuis 1 heure du matin le temps est doux mais il tombe une pluie fine et pénétrante. Sur les hauteurs ils est probable que c’est de la neige. Là où je suis c’est à une faible altitude et cette pluie a presque fini  de fondre la neige. Mais aussi elle a trempé mes hommes. Pour moi, je suis heureux d’avoir un imperméable.

 

Je te laisse pour aujourd’hui et termine en t’embrassant bien fort.

 

Ton époux Reymond.

 

Ma chérie,

j’ajoute encore ce feuillet avant de fermer ma carte et de me reposer. Je me repose le plus possible le jour, mes sergents assurent la surveillance, c’est moins difficile le jour que la nuit. De cette façon j’ai moins sommeil la nuit pour faire des rondes.

Je t’avais demandé dans une lettre de m’envoyer un colis. Je ne sais pas si tu as reçu cette lettre. Cela ne me serait pas de trop ici, car la soupe arrive froide et est immangeable. La viande n’est pas non plus appétissante toute froide. C’est trop gras et indigeste. Je mange quelques sardines avec mon pain, mais cela finit par dégoûter. Si tu pouvais trouver une boite qui ferme bien, et qui puisse contenir une demi livre de beurre ou un peu plus et en fer, tu pourrais le remplir de beurre frais et y mettre à la semée un peu de sel fin pour le conserver. Une boîte de cacao ferait peut-être bien. Cela me servirait plusieurs jours. Il n’en faudrait pas envoyer une grande quantité à la fois. Ma provision de chocolat s’épuise mais peut-être que je pourrai m’en procurer ici.

 

A demain

Reymond.

28 mars 1915 reçue le 4 avril

56e lettre  Bergerons 28 mars 1915   ER    reçue le 4 avril

 Cher et bien aimé Reymond,

Aujourd’hui dimanche je ne sors pas, j’ai été seule presque toute la journée jusqu’à maintenant- il est 3 heures, avec mon petit Georges. Ainsi que je te le disais, hier après midi on est venu chercher mon papa pour ma tante qui était très malade. Il est rentré à la tombée de la nuit et maman y est allée passer la nuit. Vers le soir le docteur Mr Bouvat est venu la voir et il n’a donné aucun espoir de guérison. Il a ordonné quelques médicaments que mon papa est allé chercher dans la matinée à St. Péray. Maintenant, à l’heure où j’écris, il est allé se reposer un moment pendant que les vaches mangent; ensuite après les avoir fait boire ou aider traire, il y retournera pour y passer la nuit et maman viendra coucher ici. Maman est venue un moment dans la journée mais elle a dû y retourner. A ce moment-là il n’y avait chez eux que Mariette de Fringuet, et vu qu’elle est si malade elle occupe constamment deux personnes pour la tenir couverte ou lui donner ce qu’elle demande. On ne peut la quitter.

Quelle cruelle nouvelle pour le pauvre Isaac! Hier je lui ai envoyé une carte pour le prévenir que sa maman était fatiguée. On ne lui en avait pas parlé et du moment que la maladie faisait des progrès, j’ai pensé qu’il ne fallait pas lui cacher la vérité. Hier Mr. Bouvat a dit qu’il était très possible qu’elle ne serait pas en vie après demain. Ainsi, je ferais peut-être bien d’envoyer encore aujourd’hui quelques mots à Isaac pour lui dire qu’elle va plus mal. Je ne lui dirai pas les choses comme je te le dis à toi, cela le frapperait trop.

Chez lui, sa soeur voulait lui écrire, mais cela ne m’empêche nullement de lui envoyer quelques mots, du moment que j’ai commencé hier par le prévenir. Pauvre Isaac, que je le plains. Dire qu’on ait enterré son papa sans qu’il ait pu venir et il va en être de même pour sa maman selon toute apparence. Que de misères sur cette pauvre terre!

Il parait que ce matin mon oncle Siméon est rentré chez eux en venant d’Alboussière. Il ne s’y est pas arrêté (ils n’étaient pas plus amis qu’avec nous lorsqu’ils avaient à faire ensemble; je me demande pourquoi il osait y aller). Mais ce n’est pas là que je voulais m’arrêter, je voulais seulement te dire que ma tante avait ouvert sa bouche pour lui dire dans quel lieu de bonheur elle allait, et combien il lui tardait d’arriver auprès son Sauveur. Ces paroles devaient paraître bien étranges à Siméon. Il ne lui a pas répondu.

Mon chéri, je crois que je ne te causerai pas longtemps aujourd’hui. Je ne sais pas que te dire en ce moment. Je pense à tous ces misères ou chagrins de toute sorte et je ne sais qu’écrire.

Les travaux?

Veux-tu que je t’en parle? Mon papa a fait le trèfle, mais il n’a pu hier finir de rouler celui qu’il a semé à la terre de Jacques; il s’est mit  à pleuvoir; aujourd’hui encore il a plu une bonne partie de la journée. Maintenant le temps s’éclaircit, il va peut-être faire beau. Depuis que je t’avais envoyé le montant des journées nous n’en avons eu qu’une de Viauja. Néanmoins tu peux suivre d’après les détails que je te donne, que ton travail se fait en partie, tout au moins le principal. Les terres ne sont pas vides.

Grâce à Dieu, mon papa ne va pas mal ainsi il peut beaucoup travailler. Cependant il dit quelquefois qu’il se sent incapable d’ y arriver lorsque viendront les gros travaux avec le peu de journées que l’on trouvera à ce moment-là. A cet effet il me proposait de garder les vaches au Rondez, là où l’herbe est courte; de cette façon les bêtes y vivraient et l’on n’aurait pas le chagrin de laisser sécher l’herbe en plante.

Si tu t’y opposes je ne laisserais pas faire, mais pour moi je crois que ce ne serait pas mauvais.

Tant que les prés ne seront pas fauchés, le vacher ne pourra pas garder toutes les vaches seul, ainsi je lui aiderais quelques heures chaque jour et au lieu de leur donner du foin ou autre fourrage en rentrant elles se rassasieraient en grande partie au pré. Il resterait ainsi quelques heures de plus chaque jour au vacher pour aider à mon papa. Beaucoup de personnes m’on dit qu’ils voulaient faire ainsi.

Que veux-tu? on se débrouille comme on peut; si les guerres ne se terminent pas on ne sera pas nombreux pour les travaux des champs. Ces jours derniers je voyais Marie de Bellin rouler leur blé et étendre du fumier avec son frère. Pour moi je ne fais pas ces genres de travaux. Mon état de santé ne me permet pas. Bien que je ne sois pas malade je ne suis jamais des plus fortes. Si je ne dors pas suffisamment ou me fatigue trop, j’ai de nouveau mal de tête.

La nuit passée j’ai peu dormi et aujourd’hui j’ai la tête lourde. Mon bras donne beaucoup. Il me faut acheter encore une boîte de papier épispastique, car j’ai encore du mal à une oreille et si je n’entretenais plus ce vésicatoire du moment que j’en ai encore besoin, cela aurait peut-être de grands inconvénients pour plus tard. Je ne sais si nous irons à Valence demain avec Georges. Je l’espère et de là-bas je t’enverrai quelques mots si j’y vais.

 

Adieu, mon bien aimé, je t’écrirai plus longuement lorsque je serai mieux disposée et que j’aurai moins le noir. Je t’embrasse bien des fois sur les deux joues et la barbe.

 

Ton épouse qui t’aime  Emma.

 

T’ai-je dit quelquefois que le fils Fayat de Fialaix est à Romans blessé à l’épaule? Quant à l’autre, celui qui était marié avec Sylvie; on ne sait rien du tout sur lui.

 

Georges m’a tracassé tant qu’il a pu pendant que je t’écrivais. Le pauvre petit aurait voulu que j’eu joué avec lui et moi je l’ai laissé pleurer pour ça. Enfin je lui ai pris sa petite main dans la mienne et il t’a écrit la lettre que voici, bien content, bien fier.

Je lui ai dit que j’allais le mener à Valence et il en a très plaisir;. Il me pose plein de questions là-dessus, mais surtout lui achèterai-je un gâteau?…

Oh! le petit gourmand. Le voilà maintenant qui appelle son grand-papa, qui fait boire les vaches pour jouer avec lui. Il s’ennuie si seul dans ses jeux et cela se comprend.

Tu me demandais un jour si nous aurions assez de foin. Il en restera plusieurs feniers. Nous en avons fait manger 2, le plus mauvais et un des vieux.

Dans le courant de la semaine il faut en rentrer un autre (je pense que oncle Eugène nous aidera cette semaine il a aidé quelques jours à Fraisse pour payer une certaine dette). Il y en a 4 dehors dont 2 petits. Le grenier des chèvres est encore moitié plein.

Nous avons encore du jeune trèfle au grenier de Jacques en abondance pour les porcs. Si nous gardions les vaches au Rondez probablement un des gros feniers nous suffirait pour aller jusque loin dans l’été.

 

Emma ne m’a pas plus parlé de celui du Mellys que ce que tu sais déjà..


Lettre de Georges à son papa

Cher papa, n’est-ce pas que je suis bien sage de t’écrire une petite lettre.

La maman tient ma petite main dans la sienne et je suis bien content de la lui laisser diriger.

J’en ris et je fais des remarques en regardant notre écriture que je ne sais pas lire.

 

Je t’envoie beaucoup de mimis et je souhaite que tu viennes bientôt

ton petit Georges.

 

3 avril 1915

52e lettre 

 

Ma chère Emma
Hier je t’ai écrit, mais je crois que j’ai oublié de mettre le No. de la lettre. Tu peux en prendre note, celle du 2/4 a le No 51. J’en avais envoyé une autre où je l’avais mis extérieurement. Je crois que c’était No. 50.

Je viens de recevoir ta 56e lettre datée du 28/3. Hélas, elle ne m’apprend rien de bon. La tante du Bâtiment qui est sans espoir de guérison. Pauvre Isaac, je suis navré d’apprendre cela. Comme il va être découragé, car ici on se décourage plus facilement. Les épreuves morales ont plus de prise, car on a à supporter des fatigues physiques. Tu me dis qu’il ne pourra pas voir enterrer sa maman. Je ne pense pas qu’on lui accorde de permission. C’est impossible.

Que le Seigneur le soutienne dans cette dure épreuve, si elle lui arrive.

En effet Siméon a dû être surpris d’entendre dire à la tante qu’elle était heureuse de quitter cette terre. Pour celui qui a tout son espoir dans cette terre, cela doit être dur de penser au départ et à la dernière séparation. N’est-ce pas qui l’on est heureux, malgré toutes ces épreuves, d’avoir cette vive espérance que lorsque nous quitterons cette tente nous aurons une habitation céleste qui n’est pas faite de mains des hommes et que le Seigneur Jésus nous a préparée. J’ai compris que tu étais bien découragée.

Oh! chérie ne te laisse pas abattre par toutes ces épreuves, soit forte et courageuse. Cela me fait de la peine en pensant que tu pourrais en avoir de plus grave. Je n’aurais pas la consolation de te savoir forte et courageuse. Avec ta santé qui je vois est faible tu risquerais de succomber ou d’être sérieusement malade. Notre pauvre petit Georges serait bien seul. Je ne peux m’empêcher de verser des larmes en pensant à cela.

J’ai bien crainte que tu ne me dis pas toute la vérité sur ta santé. Tu me disais que ton bras était presque guéri et voilà qu’il donne autant. Tu dois trop travailler et pas te soigner assez. Voilà encore un mauvais moment. Du moment que tes parents ne seront pas toujours avec toi, tu vas avoir encore plus de travail et aussi de chagrin.

Oh! que je vais languir de savoir de tes nouvelles. Envoie-moi aussi souvent que tu pourras, ne fussent que quelques mots.. une petite carte-lettre.

Oh! je t’en prie ne me cache rien sur ta santé. Soigne-toi, consulte un médecin, je ferai mon possible pour t’envoyer le plus d’argent possible. As-tu reçu la lettre du 2/4 ou j’avais glissé un billet de 5 frs? N’est-ce pas que tu consulteras un médecin et que tu te soigneras bien…

Dans ta lettre tu me disais que tu garderais les vaches au pré de Jacques. Tu verras que je t’ai devancée dans cette idée. C’est ce qu’il y a de mieux à faire. Il faut ramasser le plus près et le mettre en meules sur place, cela fera moins de travail.

Ainsi si aux Préaux on peut pas le couper, il n’y a qu’à le laisser. C’est loin et il n’y a pas beaucoup de foin. A Rondez il y a un pré qui charge d’avantage et facile à ramasser. Les bords des prés il ne faut pas chercher à les ramasser finement. D’ailleurs ton papa connaît bien ce qu’il y a à faire.

J’ai reçu en même temps que ta lettre une carte de Emma de Francillon. Elle me parle de ta lettre. Elle m’écrit toutes les semaines, c’est bien gentil de sa part. J’ai reçu aussi une carte de ma soeur Emma. Elle est courte et ne me dit rien de nouveau. Est-ce que Georges a reçu sa lettre? Je suis bien content de sa petite lettre, se rend-t-il compte que le papier peut parler? Il est encore bien jeune.

Chère Emma, je vais aller de nouveau aux tranchées de 1e ligne. Mais nous ne serons pas au même endroit. C’est plus loin des Boches. Et puis pour nous attaquer cela monte fort, ce qui fait que c’est moins dangereux pour nous.

Lorsque tu recevras cette lettre nous serons de nouveau là où je t’écris. On se relève souvent.

Aujourd’hui il tombe quelques flocons de neige fine. Le temps se fait de nouveau froid. Hier la neige fondait au soleil levant mais là où c’est exposé au nord elle ne fondait que très peu. Malgré tout je ne souffre pas trop du froid.

Que te raconterai-je encore, je laisse cela pour demain s’il plaît à Dieu.

Merci du Feuillet Illustré que tu m’as envoyé.

Je te laisse pour aujourd’hui et te quitte en te serrant dans mes bras.

 

 

 

Bien des mimis à Georges et embrasse tes parents pour moi, dis-leur que je pense bien souvent à eux et que je les remercie bien de la peine qu’ils se donnent pour moi.

 

Ton époux Reymond.