9 Mars 1915

37e lettre

 

Ma chère épouse,

J’ai reçu ta lettre datée du 2 mars, no. 43 et le colis que tu m’as envoyé. Tu remercieras ma soeur du dérangement qu’elle a eu pour le faire.

Je te dirai qu’il ne pouvait pas arriver plus à propos. Lorsqu’on me l’a apporté j’étais à table avec deux camarades. On disait que si on avait un petit dessert cela ne déplairait pas. Voilà que l’on m’apporte un colis et deux lettres, une de toi et l’autre de mon frère Elie.

Pour que tu comprennes pourquoi je ne mange pas avec tous les autres, il faut que je te dise qu’au lieu d’aller manger sous un hangar, vu que l’on a pas trouvé de maison assez grande pour faire notre popote, je suis resté où je suis logé. Nous sommes trois dans une chambre. Nous avons demandé au propriétaire qui est un brave ouvrier, si sa femme ne nous ferait pas notre manger. On a accepté de bon coeur. Ce n’est que le patron qui comprenne le français. Aussi, comme il va au travail de bon matin et ne revient  que le soir à 6 h. ce n’est pas facile de se faire comprendre pour faire préparer ce que l’on veut. Soit elle, soit ses enfants sont très serviables. Le premier jour que nous sommes arrivés nous lui avons dit de nous faire cuire deux oeufs sur le plat pour chacun. On nous l’a fait, en les mangeant je trouvait qu’ils étaient doux, mais doux!! Ceux qui étaient avec moi ne pouvaient comprendre comment ils étaient préparés. On en rigolait, disant que les poules ne devaient faire les oeufs comme en France.

Chacun disait quelque chose, cependant du deux ou troisième morceau je vis très bien qu’on les avait sucrés au lieu de les saler. C’était bien préparé, avec du beurre, mais n’y étant pas habitués cela nous surprenait. Si tu veux l’essayer tu me diras comment tu trouves ce genre de préparation. La mère et une de ses filles qui nous regardaient manger ouvraient de grands yeux en voyant notre étonnement. Mais le leur fut grand lorsque nous leur demandâmes du sel et du vinaigre. J’essayais d’y mettre une goutte de vinaigre, mais c’était mauvais. Lorsque le père rentra nous lui demandâmes comment c’était leur habitude de les préparer. Il nous dit que c’était la mode du pays et que sa demoiselle croyait nous faire bien régaler. Le lendemain nous leur donnâmes nous portions de viande pour en faire des biftecks. Mais nous eûmes la précaution de leur dire de ne pas mettre du sucre. Elles comprirent et se mirent à rire de bon coeur.

Maintenant on nous fait une bonne cuisine. Nous sommes au chaud pour manger et le soir nous avons à coté une salle où il y a un bon poêle. Nous allons y passer un moment avant de nous coucher.

Pensant que nous resterions très peu ici, je n’ai pas cherché un lit, mais je ne suis pas mal. Dans la chambre où nous couchons trois, il y a une bonne épaisseur de paille et cet appartement est propre et sans courant d’air. C’est une jolie chambre tapissée et plafonnée.

Hier je t’ai envoyé une carte que tu ne dois pas avoir mis bien longtemps à lire. Je ne l’ai pas numérotée, cela n’en valait pas la peine. Ce sont des cartes que l’on distribue gratuitement aux hommes, de façon qu’en campagne, ils puissent faire savoir, qu’ils sont en bonne santé. Il faut pas longtemps pour les expédier, étant toute imprimées.

Hier et aujourd’hui je prend du repos complet. Je suis un peu enrhumé et je ne prends pas part aux exercices. De cette façon je peux rester au chaud et serai vite guéri. Il ne faut pas croire que je sois bien malade, je mange bien et ne tousse presque pas. Ce matin mon gosier ne me fait plus mal ou très peu. Je suis été voir le médecin major, et il m’a donné une drogue quelconque pour me gargariser la bouche. C’était plutôt par formalité que j’y allais, car si on ne va pas à l’exercice il faut aller à la visite du major. Il est vrai que si tout le Bataillon n’avait pas fait une marche je n’aurais pas en besoin d’y aller. Lorsqu’on ne va à l’exercice que par Compagnie le capitaine  peut en exempter. Ainsi hier je ne suis pas été à la visite, et je suis resté dedans avec la permission de mon capitaine.

Je suis arrivé (aujourd’hui) de la visite à 9 h 30, j’ai mangé de bonnes tartines du beurre que tu m’as envoyé, en y mêlant de la pâte de coing que ma soeur y avait joint au colis. Car j’ai pensé que c’était elle qui m’avait fait cette pâte! Me suis-je trompé? Lorsque j’ai eu fini de manger, j’ai pris ce papier et mon encrier et j’ai demandé à cette bonne dame si je ne la dérangerais pas en allant écrire auprès du poêle. Elle a compris assez facilement, mais je n’ai pu lui faire comprendre que j’avais mangé et que je n’avais plus faim. D’habitude, lorsque nous étions tous les trois avec mes camarades on mangeait à 10h 30,mais aujourd’hui ils ne rentreront pas avant 2 ou 3 heures de l’après midi, par conséquent j’ai mangé sans rien faire préparer.

Cette dame m’apporte la soupière et un couvert croyant que je voulais manger après du poêle. Je lui fait comprendre que je n’en voulais pas, et la voilà repartie avec sa soupière. Mais je le vois revenir avec deux oeufs à la main. Je souris, et lui fait comprendre toujours par signe que je n’en voulais pas. Ce qui la faisait revenir avec ces oeufs, c’est que la veille j’avait dit à son mari, qu’il lui dise qu’aujourd’hui  à 10 h 30 elle ne prépare rien, mais que si on revenait de la marche un peu tard on mangerait deux oeufs chacun en attendant le souper. Tu vois comme c’est drôle lorsqu’on ne se comprend pas en se parlant.

Cette famille se compose d’un grand garçon de 16 ans, de deux filles de 15 et 13 ans et d’un garçonnet qui a fini ses 3 ans en Février. Nous sommes avec ce dernier une paire d’amis, on ne se comprend pas par le langage, mais lorsque je lui fais signe de venir et que je mets ma main à ma poche, il comprend très bien. Il aime aussi bien le chocolat que Georges. Un jour je lui donnais deux sous, et il alla me chercher un porte-monnaie ou il y avait au moins 40 sous de monnaie, je compris que c’était sa tirelire et tout son avoir.

En me chauffant, avant de commencer ta lettre, il a grimpé sur mes genoux, et nous avons fait des petits jeux. Puis il m’a fait voir son cheval..de bois..C’est tout ce qu’il a comme jouet. Ses parents ne lui laisseraient pas apporter des pierres ou du bois, ni rien traîner dans les appartements. Car ici dans ce pays, même les maisons de ferme, celles des ouvriers, partout c’est d’une propreté irréprochable. Meubles, chaises, planchers sont reluisants. Ainsi le couloir  de la maison où je suis que est carrelé en briques, je les ai entendus le laver le soir, après que nous étions couchés, pour qu’il fut propre le matin. Ils ont une vache, mais leur écurie est d’une propreté extraordinaire. On ne peut se le figurer qu’en le voyant. Chaque soir ils portent au pré le purin et les eaux de l’évier où ils lavent leur vaisselle qui se ramasse dans une petite écluse faite exprès.

Pour rentrer dans leur maison ils ont chacun une seconde paire de chaussures pour l’intérieur. Pour le dehors c’est des sabots en général, très gros, car la plupart ne quittent pas leur pantoufles lorsqu’ils vont du dedans aux dehors.

J’ai vu les enfants rentrant à l’école. C’est la même chose, ils laissent leurs gros sabots dans le couloir où sont aménagés des casiers pour les ranger, et rentrent en classe avec leur gros chaussons en forme de pantoufles.

Dans toutes les maisons où je suis rentré pour mon service, j’ai remarqué qu’ils aimaient beaucoup à placer des bibelots sur les commodes, buffets ou cheminées. Il y a un joli tapis, puis des vases remplis de fleurs artificielles, des roses surtout, à coté des photographies, des tableaux sont pendus aux murs, qui pour la plupart son tapissés. Tu dois dire que c’est peut-être des gens riches, je ne le crois pas, car presque toutes les maisons ont des soldats et j’ai vu partout la même chose comme propreté et embellissement. Par contre pour les meubles, ils ne seraient pas d’une aussi grande valeur que chez nous, car les garde robes, commodes, buffets sont presque tous en cerisier, voire même en sapin. Cela fait beaucoup d’effet car tout brille et reluit de propreté. Ainsi dans la chambre où j’écris, il y a une garde robe et une commode en cerisier, puis sur la fenêtre intérieurement il y a six petits pots de fleurs. Il y a un fuchsia très vivace, mais pas fleuri d’environ 30 centimètres de hauteur. Un autre pot renfermant un petit arbuste que tu as aussi mais dont je ne me rappelle pas le nom, un autre pot renferme un tout petit oeillet de 0 m,15 de hauteur, à un autre pot il y a une plante qui ressemble à un poireau ou un ail. Les feuilles y ressemblent beaucoup. Aux deux autres pots, ce sont de petites plantes grasses. Dans le coin près de la fenêtre une jolie machine à coudre de marque allemande. La table où j’écris est en hêtre (ou fayard) de forme ronde, et dessus un tapis. Tu dois te penser que je repasse bien ce que je vois, et je ne dois pas t’intéresser.

Mais je suis heureux de me reposer en t’écrivant, je n’ai pas derrière moi le souci du service, du moment que je dois me reposer. Bien des fois je t’écrirais longuement, mais il faut que constamment je m’assure que tout est en ordre à la Compagnie. Il faut donner des ordres d’un côté et d’autre et s’assurer qu’ils sont exécutés. J’ai parfois plus de temps dans les tranchées qu’au repos. Cependant dans les dernières où j’étais, il y a deux semaines, je n’avais pas le goût d’écrire, je ne pouvais pas dormir, toujours sur le qui vive. Depuis je ne suis pas été aux tranchées et je ne sais pas quand on y ira de nouveau.

Pour le moment ici on ne se bat pas. On se repose. D’autres sont en avant pour nous.

J’avais envie d’écrire une lettre à Georges. Est-ce qu’il comprendrait que c’est pour lui? S’il a toujours profité en intelligence comme pendant que je l’ai vu, il me semble qu’il pourrait le comprendre. Tu m’en parleras lorsque tu pourras. Tu me disais dernièrement qu’il se souvenait bien où je me mettais pour me raser et comment je plaçais la glace, ainsi que là où je m’ asseyais pour manger. Pauvre petit Georges, il est encore le plus heureux de nous trois, car il n’a pas de chagrin d’être séparé. Que Dieu lui donne un coeur sage, non pas selon le monde, mais pour comprendre de bonne heure les bontés de Seigneur.

Habitue-le de bonne heure à aller au culte. Nous traversons, ma chérie, de bien tristes épreuves et cependant nous devrions nous réjouir d’être arrivés en ces derniers temps. Je ne doute pas que nous touchons aux derniers jours. Si pendant quelque temps  nous souffrons en nos corps terrestres,combien nous devrions être plein de joie en pensant que bientôt peut-être notre Sauveur nous appellera et nous prendra avec Lui. Alors même que nous serions morts, il est dit dans Jean XI 25-26:  » Je suis la résurrection et la vie, celui qui croit en moi, encore qu’il soit mort, vivra. »

Quelle consolation lors même qu’Il ne vienne pas pendant notre vie terrestre, nous savons que nous serons avec Lui, car il est écrit dans les Corinthiens et dans les Philippiens: « Quand l’esprit du croyant quitte le corps à la mort, il va avec Christ. »

Oui bien des choses qui passent inaperçues aux yeux des incrédules, ou qui leurs semblent toutes naturelles, ou qui leurs semblent la force des choses, sont cependant voulues de Dieu, car c’est Lui qui dirige tous selon sa volonté. Tous ceux qui à présent dirigent ces masses d’hommes armés pour la guerre aux autres, sont des instruments voulus et choisis du Seigneur. Serviteurs inconscients, mais cependant coupables et qui devront un jour rendre compte à Dieu de leur conduite et de leurs actions. Il est écrit que pour ces serviteurs là il vaudrait mieux qu’ils ne fussent pas nés.

Oh! que le Seigneur nous garde d’être entre ses mains des instruments de malheur. Qu’Il augmente notre foi et nous rende attentif à ses enseignements. Méfions nous de ne pas laisser étouffer en nous la bonne semence par les soucis de la terre. Ce sont des choses bien petites si on les compare aux choses célestes et éternelles. En ce moment que de choses peuvent détacher nos regards. Pour moi c’est le souci de savoir que mon travail peut rester à faire, et que tu ne puisses joindre les deux bouts en fin d’année, de te laisser dans l’embarras au cas où je tombe dans un champ de bataille, le regret de ne pouvoir plus te revoir, que sais-je encore, mille choses dont le tentateur peut me souffler pour chercher à me détourner du chemin de vie.

Et pour toi, c’est pareil, avec tout le souci et le travail que tu as. Tu te laisserais  vite entraîner à délaisser sa Parole, si tu n’y prenais garde. Ainsi  l’inquiétude que tu as de me savoir en danger pourrait facilement t’amener au doute et au sommeil spirituel. Demandons à Dieu, par Jésus Christ qu’Il conduise et nous garde, car par nous-mêmes nous ne pouvons rien faire. Que nous puissions goûter réellement ce bonheur qu’Il donne à tous les croyants dès ici-bas, … »Heureux est celui dont la transgression est otée et dont le péché est couvert ».

Oui, ma chère Emma autant l’un que l’autre nous serions bien heureux et nous voudrions bien pouvoir nous revoir ici-bas, mais qu’en toutes choses la volonté de Dieu soit faite.

Combien je voudrais pouvoir t’écrire toujours bien longuement à ce sujet, mais il faut avoir un certain temps et être tranquille. As-tu vu sur les journaux l’étendue que prenait la guerre en Turquie? N’est-ce pas une prophétie qui s’accomplit? La terre promise à Israël semble vouloir être délivrée du joug des Turcs. Il me semble que cela donne une grande preuve que nous touchons aux derniers temps. Tu sais aussi bien que moi ce dont il en est écrit dans la Parole.

Je m’aperçois que ma lettre devient bien longue. Oh! je sais bien que cela ne te fâchera pas, et je t’assure que les quelques heures que j’ai passé à l’écrire ne m’ont pas parues longues. Que ne puis-je te procurer souvent ce plaisir.

Adieu ma bien aimée, demain je reprendrai mon service habituel.

Tu vois que je ne suis pas bien malade.

 

En attendant de tes nouvelles je t’envoie autant de baisers que tes joues peuvent en contenir, et en plus beaucoup de tendres caresses.

Ton Reymond.

 

Aujourd’hui matin je t’ai envoyé un colis où est le cache nez que tu m’avais envoyé et une paire de gants que je m’étais procurés et comme je l’ai en double cela m’embarrassait.

Excuse les fautes, je ne relis pas tout ce gribouillage.