30 Mars 1915

Mon cher petit Georges

 

Je voulais t’écrire plus tôt mais j’attendais pour que ma lettre t’arrive à ton anniversaire. Je sais que tu ne pourras pas la lire, mais ta maman te la lira.

Ensuite tu apprendras plus tard à la lire toi-même. Pour cela il te faudra bien apprendre tes lettres. Elles apprennent de jolies histoires, ces petites lettres noires.

Je pense que tu es bien sage, et que la maman est bien contente de toi. Si je reviens je ne voudrais pas voir un petit qui ne soit sage et pas obéissant.

Il ne faut pas faire de la peine à ta chère maman. Lorsque tu seras plus grand il faudra lui aider. Mais déjà tu es grand.

Tu embrasseras le grand papa et la grand maman et leur feras beaucoup de caresses. Fais-en autant à la maman.

Envoie-moi ta photographie bientôt. Tu le fera voir à ton camarade Léopold.

 

Adieu mon petit Georges je t’embrasse bien tendrement, ton papa

Reymond Molle.

 


52e lettre Bergerons 23 mars 1915       ER   reçue le 30/3

 

Mon époux bien-aimé,

 

Quelle joie pour moi de pouvoir, au milieu de mes occupations diverses, passer quelques instants à t’écrire. Ce n’est certes pas comme si je te causais de vive voix, mais c’est un privilège pourtant. Aujourd’hui je viens de recevoir 4 lettres, la tienne du 17 mars, no 41 et qui en contenait des miennes, une carte de Lydie et Paul Gourdol de Montpellier, une carte d’ Emma de Françillon et une quatrième lettre de Mme Broc.

Voici le résumé de chacune d’elle. Lydie était à Montpellier depuis mercredi avec son garçon et une de ses belles soeurs. Ils comptaient revenir hier, Paul n’est pas blessé grièvement, ses vêtements l’on préservé; il se promène tant qu’il veut, sa blessure est au cou et occasionnée par un éclat d’obus. Sur l’enveloppe il y a hôpital temporaire no 24. Ce doit être son adresse. Emma Gourdol me dit qu’elle vient de t’écrire en même temps qu’à moi et elle ne me parle pas s’ils viendront bientôt ou pas encore à Valence, ni qu’ils aient reçu de lettre de moi; peut-être avait-elle du retard et ne l’auront-ils eu qu’ après m’avoir écrit. En tout cas si je savais exactement quel jour je mènerai Georges à Valence je le leur enverrais; Marie me disait le 3 janvier qu’elle avait bien envie de le voir. Si je ne les vois pas avant la fin du mois je leur enverrai leurs intérêts par la poste.

Passons à celle de Mme. Broc. Cette bonne amie est venue un lundi, il y a quinze jours, exprès au marché à Valence, pensant m’y rencontrer. Ce jour là je n’y étais pas. Berthe est fatiguée de la grippe depuis quelques jours, elle doit avoir une remplaçante, car elles pensent venir rester quelques jours à Valence. S’ il en est ainsi je tâcherai de les voir et de passer un moment avec elles lorsque j’irai au marché. Elle t’envoie le bonjour et me dit qu’elle aurait grand plaisir de me voir, et la preuve…..

Tu me dis, cher Reymond que tu aurais bien plaisir d’avoir notre photographie. Je te l’enverrai, ce n’est pas impossible, mais tu ne pourras pas la recevoir de longtemps encore, car je ne puis descendre à Valence cette semaine. J’aurai suffisamment pour aller au marché jeudi, je ne peux guère que porter mon beurre avec Georges. (je crois qu’il tiendra largement la place d’un panier) mais vu que la faïne ne va pas bien, je ne puis pas m’absenter pour un jour entier jusqu’à ce qu’elle ait son veau. Les deux dernières nuits mon papa a couché à l’étable et dans la journée nous allons la voir très souvent. Ainsi, les uns et les autres nous ne la quittons guère. D’ici à lundi elle aura probablement le veau, et elle ira ou mieux ou tout à fait mal.

Il ne t’en faut pas trop tracasser; il se peut que dans deux ou trois jours elle soit même guérie. Je n’irai pas non plus aux Bonnets cette semaine pour la même raison à moins que je puisse y aller vers les derniers jours.

Hier j’ai fait dire à Barbier de venir la voir, mais je m’aperçois qu’il ne vient pas matin, il est midi passé. Je doute qu’il vienne. Il devait venir au Bâtiment dans la matinée tuer le porc. Ma tante est bien faible et ne peut guère travailler. Elle a dû consulter, ses jambes enflent.

Ce matin nous avons fait le pain. Je m’interromps pour le sortir du four, il doit être cuit. Ce soir j’irai au Tracoulet, il y a quelque temps, 3 semaines, j’avais du en emprunter quelques kilos à Eva. Ces jours-là cela nous aurait beaucoup dérangé pour cuire. Elle m’avait dit que je n’avais pas besoin de le lui rendre de sitôt, elle en avait chez elle pour jusqu’à la fin du mois. J’ai donc attendu de cuire une seconde fois afin qu’elle l’ait frais. Je lui ferai porter ta lettre  St. Péray si elle y va demain.

Cher Reymond, malgré le plaisir que j’ai à lire une longue lettre, ne te fatigue pas trop pour moi. Je comprends que tu as beaucoup à faire et puis aussi je ne voudrais pas t’attirer des ennuis pour trop me causer; ainsi ne me dis que ce dont tu es sûr qu’on laisse passer, je ne veux pas te faire gronder ou punir. Avoir de tes nouvelles personnelles c’est déjà beaucoup pour moi. Je ne crois pas qu’aucune de tes lettres ait été ouverte; je n’y ai jamais rien connu.

Ne languis pas à mon sujet, tu crois peut-être que je suis malade, mais non, je ne le suis pas. J’ai rarement mal de tête et mon bras quoique bien endommagé, ne me fait presque plus mal. Je t’assure que j’en avais réellement besoin de cette mouche, ce pus ou toute saleté ne m’aurait guère été favorable sans doute.

De temps à autre je sens une légère douleur à une de mes dents de devant. Si elle me faisait souffrir j’irai vite voir un dentiste pour la faire plomber avant qu’elle soit trop cariée. Je plaindrais de la laisser perdre.

Peut-être me verrai-je obligée d’y aller sous peu pour mes autres.

Georges quoique très maigre, se porte bien. Mes parents aussi. En ce moment ils font le trèfle des vignes, maman va devant les vaches et moi je suis seule avec Georges. Ils ont fait samedi celui des Préaux, ainsi que l’avoine. Le temps est frais et couvert, on dirait qu’il va pleuvoir.

Je te laisse mon cher époux, j’irai peut-être biner les fraisiers du jardinet; il y a aussi cet arbuste du jardin de là bas. Si tu te souviens que je voulais apporter ici, j’aurais besoin d’aller le chercher avant qu’il ait tant poussé; c’est peut-être même un peu tard pour le transplanter.

Tu dois penser que je me chagrine pas à ton sujet sans quoi je n’aurais plus goût aux fleurs.

Oh! va, il y a tant de jours ou il m’est tout à fait indifférent qu’elles vivent ou meurent.

Je t’embrasse bien et bien des fois

 

Ton Emma.

 

 

49e lettre 30 mars 1915

 

Ma bien chère femme,

Quel plaisir j’ai eu ce matin en recevant deux lettres de ta part les No 51 et 52. Jusqu’à présent elles me sont toutes parvenues. Bien souvent j’en reçois plusieurs à la fois, mais qu’importe pourvu qu’elles arrivent. Eh! Chérie je croyais que tu me disais que tu ne me voulais plus écrire aussi longuement, mais je vois que tu m’as envoyé un vrai journal. Il me semblait en te lisant que j’étais là-bas et que je voyais ce que tu me disais.

Tu me disais si j’avais pensé au 4ème anniversaire de notre mariage. Le 21/3 nous avons fait une étape pénible et certes je n’avais pas l’esprit à cela. La nuit j’avais eu passablement froid, et le 22 cela a été pareil. Avant ce jour j’y avais pensé bien souvent, ces jours-ci encore je méditais là dessus. Hélas oui, notre vie aurait pu être mieux remplie si mon coeur n’avait pas été autant attiré vers les choses de cette terre.

Ah! que ma foi a été faible. Combien de fois je sais que je t’ai fait de la peine, pourtant je t’ai toujours aimée du plus grand amour.  Bien souvent tu me disais que je t’aimais pas, tu ne croirais jamais comme cela m’était pénible de te voir chagrinée. Oui chérie, je t’aime beaucoup, beaucoup et je comprends que tu es de même envers moi. Tu me dis que bien des choses se sont passées dans l’espace de 4 ans et qui sait si dans moins d’espace il n’arrivera pas de plus grandes choses encore. Je ne crois pas que la guerre touche à sa fin. La verrai-je se terminer, je ne le sais. Je sais que Dieu peut me garder au milieu des balles. J’en ai fait l’expérience bien des fois, que de balles qui ont passé près de moi, coupant des branches ou me faisant éclabousser de la terre. Oui, chérie Dieu garde et protège qui Il veut. Et cette parole n’est pas vaine: « Demandez et vous recevrez ». Bien souvent j’ai été sur le point de me décourager, mais pour le moment, grâce à Dieu, je ne suis jamais été découragé.

Chère Emma, ta lettre m’a fait grand plaisir. Peut-être aucune ne m’a fait autant plaisir que ta 51-ième. Est-ce parce qu’elle est arrivée au lendemain de dures fatigues, je ne le sais. Mais cela a été comme un baume en mon coeur. Que c’est beau d’avoir une compagne comme toi. Tu m’as parlé de tes fleurs, c’est un plaisir pour moi de savoir que tu t’en occupes. Oui les fleurs ont leur language pour ceux qui les comprennent.

Que de choses tu m’as racontées. Tu m’as parlé de Georges. Comme il fait des progrès, j’ai peine à croire qu’il sache si bien compter et que déjà il connaisse des lettres. Continue toujours à cultiver son intelligence.

Apprends-lui aussi à connaître les notes, je vais lui envoyer la gamme avec le nom des notes en dessous de chacune pour que tu les lui apprennes.

Combien je souhaiterais de le voir ne fusse qu’une journée, mais hélas!…

Tu fais bien de me dire tout ce qui t’arrive de fâcheux, je le préfère, car moi aussi je ne te cache pas ce qui m’arrive. Tu y as droit ma chérie.

Pour cette vache je m’attendais à cela, surtout si vous l’avez mise du coté d’en haut de l’écurie. Tu dois te souvenir que l’année passée je te l’avais dit que je craignais pour cela. Enfin qu’il arrive n’importe quoi, ne te désespère pas.

Pour les foins, il ne faudrait pas laisser où c’est plus près et commode à rentrer.

Ainsi il y a Rondez, le pré est de bonne coupe et facile à faner. Le pré de Jacques qui est de mauvaise coupe il n’y aurait qu’à y garder les vaches où l’herbe ne vient pas longue.

Le long des châtaigners par exemple et en bas. Je ne peux pas te donner des conseils d’ici, tu le comprends. Fais comme ton papa te le dira. Ce qu’il fera sera toujours bien fait. Tu peux le lui dire, si je reviens, je ne trouverai pas tort à ce qu’il aura fait. Pour toute récolte il n’y a qu’à ramasser ce qui est le plus facile et économique.

Tu as deviné ma pensée en me disant que tu voulais faire photographier Georges mais je veux aussi la tienne.

Ne pense pas que je trouve que tu gaspilles l’argent, si je t’en envoie c’est pour que tu t’en serves. Je vois que mon papier s’avance ; que je te dise qu’aujourd’hui je ne suis plus dans la tranchée de 1e ligne. Quelques jours de repos sous les hauts sapins dans des huttes  de branches et après on ira relever les camarades qui nous ont remplacé.

Je termine pour aujourd’hui en t’embrassant bien fort sur les deux joues.

embrasse Georges et tes parents.

 

 

Ton époux qui pense à chaque instant à toi.

Reymond.