51e lettre
Ma chère Emma,
Aujourd’hui matin j’ai reçu ta 55e lettre datée du 27 Mars. Tous ces jours-ci je reçois de tes cartes lettres. J’en ai grand plaisir. Je vois que tu penses bien à moi, oui, je sais que tu voudrais être auprès de moi, mais quand sera-ce? Il faut s’encourager car bien souvent on se laisserait aller au découragement. Il semble que c’est pas possible de vivre là où nous sommes, et cependant il n’ y a pas trop de malades. On est bien un peu enrhumé, on tousse de temps à autre, mais puis cela passe tout seul.
Au moment où je t’écris, je suis dans ma hutte, je l’ai un peu aménagée, j’y ai fait une espèce de cheminée, et on y entretient constamment le feu. Je me brûle les genoux, et j’ai froid dans le dos. Enfin cela est plus agréable que de pas avoir du feu.
Je crois qu’il vaudrait mieux de ne pas te dire comment je suis logé. En un mot de ne pas te raconter autant les misères que j’ai. Cela doit te faire faire du mauvais sang. Tu dois te penser que je souffre énormément. Certes je ne peux pas te dire que je sois très bien, mais enfin tu le vois je l’ai supporté jusqu’à présent. Ne te chagrine pas à mon sujet, va! je m’arrange toujours un peu. Aie confiance, le Seigneur est fidèle.
Pour toi qui peux te soigner, fais-le car il se peut que lorsque je reviendrai, si Dieu le permet, je crois que je ne pourrais pas autant travailler qu’autrefois, car coucher dans la neige, à la belle étoile on pourrait presque dire, vu que l’on a que quelques branches pour garantir, cela occasionnera sûrement des rhumatismes.
Alors il faudra que tu me soignes, je vais être un embarras pour toi. Déjà tu l’as eu fait plusieurs fois lorsque j’avais mal aux reins ou aux dents.
Et toi! Tes dents te font-elles toujours mal, ne les as-tu pas fait plomber? Fais-le si tu juges nécessaire. Je vais mettre un billet de 5 frs dans cette lettre. Cela t’aidera un peu. Ici dans les bois, je fais des économies. On ne dépense rien en supplément pour la nourriture, Je gagne 3 frs 19 par jour de traitement, et on donne en plus un franc aux sous off. qui sont sur le front. Cela fait 4 frs 19 par jour. Tu vois que je fais des économies. Dès que je pourrai je t’enverrai un mandat. Depuis le 1e avril, on me doit le prêt du 20 au 31 Mars, ce qui fait environ 46 fr. Avec 4 fr. que j’ajoute cela fera les 50 frs.
Je ne sais pas quand je pourrai l’envoyer. Je voudrais bien le faire le plus tôt possible, j’aimerais mieux que tu les aies que moi, ils seraient plus en sûreté. Mais ici le vaguemestre ne vient pas et il faut le faire par intermédiaire.
Ton bras, ne te gène-t-il pas trop. Et t’a-t-il toujours laissé dormir? Comme je voudrais être près de toi pour le soigner. Tu me dis que la tante du Bâtiment est gravement malade. Hélas, comme ce serait triste pour Isaac si elle venait à manquer. Sa soeur serait incapable de faire faire le travail. Que de misère cette guerre occasionne. C’est triste de voir tous ces malheurs.
Je suis heureux que tu aies reçu ma grande photo. Je craignais qu’elle fut trop grande. Quand m’enverras-tu la tienne? Comme je la regarderai tendrement et t’embrasserai.
Tache de faire tenir Georges debout. Je verrai par rapport à toi comme il est grand. Pauvre petit, je pense bien souvent à lui aussi.
Apprends-lui à être sage et n’hésite pas à le corriger s’il fait le polisson. Ce serait lui rendre mauvais service de lui laisser faire à sa tête. Je ne veux pas dire de le battre pour une futilité.
Qu’est-ce qu’il a dit de la carte-lettre que je lui ai envoyée. As-t-il été content et des photos, m’a-t-il reconnu, sûrement que non, car il n’est pas assez grand pour cela. Ne s’enrhume-t-il pas?
Dès que tu pourras tu fais bien de payer les intérêts, et il ne faut oublier de donner quelque chose à ta maman et papa. Je sais bien que tu ne pourras pas leur payer tout le dérangement qu’ils ont pour nous.
Enfin chérie je vois qu’il me faut terminer.
Peux-tu bien me lire avec le crayon?
Je demande au Seigneur de te bénir et de te garder sous son regard.
Je t’embrasse bien fort te couvrant de caresses.
Ton époux chéri Reymond
Bien chère Emma 