12 avril 1915

60e lettre  (Lundi )

 

Ma bien chère Emma,

Je n’ai pas reçu de tes nouvelles ni hier ni aujourd’hui, il me semble qu’il y a bien longtemps. Je suis bien exigeant n’est-ce pas? Mais ne te fatigue pas pour m’écrire plus souvent que tu ne désires.

J’aurais grand plaisir de te raconter ce que je fais et où je suis, mais cela ne se peut pas. Je me soumets volontiers à cette exigence de l’autorité militaire, car je comprends que cela est nécessaire. On bavarde toujours trop sur les mouvements des troupes. Il y a tellement d’espions.

Je pense que tu as reçu, ou plutôt que tu continues à recevoir régulièrement mes lettres. Je t’écris chaque jour. Je suis si heureux de causer quelques minutes avec toi. Je viens de contempler ta photo. Plus je la regarde, plus je trouve que tu es fatiguée et triste.

Pauvre petite Emma, toi qui m’aimes tant, combien cela doit être triste pour toi aussi de ne plus m’avoir auprès de toi. Un jour peut-­être nous aurons de nouveau ce bonheur, s’il plait à Dieu. Oui, le Seigneur est fidèle, il exauce ceux qui l’invoquent avec foi.

Oh! qu’il est doux de se confier en Lui. Cela console et fortifie. Que de fois je me serais découragé s’Il ne m’avait pas soutenu. N’en est-il pas de même pour toi? Je lui demande bien souvent de te garder et de te bénir selon tes besoins. Je ne doute pas qu’Il m’exauce.

Ah! cette guerre est bien triste. Mais c’est peut-être pour réveiller notre insouciance qu’Il envoie ces épreuves. Que tous les Chrétiens puissent en tirer profit pour leur bonheur éternel.

On voit ce qu’a produit le monde sous la dénomination de  » Progrès « . Il a tout mis en service pour s’entretuer, pour assouvir ses passions. La guerre est bien un résultat de l’incrédulité.

Le mal domine le bien. Alors que des serviteurs de Dieu, prêchent l’amour, la paix et la grâce qu’Il a accordé à tout pêcheur repentant, d’autres ont fait germer aux coeurs la haine, l’égoïsme et la barbarie. On méprise le Saint nom de Dieu, on ne s’inquiète pas de Lui, et cependant ce n’est que par sa volonté que toutes choses arrivent.

Ces épreuves font réfléchir pas mal d’indifférents, mais beaucoup hésitent d’abandonner leur ancienne vie, « de naître de nouveau » comme le Seigneur le disait.

Je crois que tout cela profitera à beaucoup. Que nombreux sont ceux qui reviennent dans le droit chemin.

Chère amie, je suis en bonne santé.

Cette nuit j’ai eu un peu froid aux pieds. Nous sommes dans une tranchée où il y avait de l’eau et le temps n’est pas très chaud. En somme c’est une mauvaise nuit que j’ai passée.

Dans le jour le soleil s’est montré un peu. Il est à présent 2h.30, le temps se couvre, va-t-il neiger ou pleuvoir ?

En tout cas nous ne sommes pas pour longtemps en 1ère ligne où l’on ne peut pas faire du feu. Bientôt peut-être nous irons bien en arrière nous reposer et mettre un peu d’ordre à nos effets. Ce n’est pas sans besoin, car je te dirais à ma honte, que je n’ai pas changé de chemise depuis bien longtemps (le 19 Mars).

Tu peux croire que nos effets sont pas non plus bien propres. Tu dois dire que je suis bien paresseux et que tu ne me reconnaîtrais pas. Certes ce n’est pas l’envie qui me manque mais c’est impossible de faire autrement.

Je te laisse et termine en t’embrassant quand même bien fort.

Bien des mimis à Georges et embrasse tes parents pour moi.

Ton Reymond.